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La Salle des Actes à l’École Normale Supérieure était pleine ce samedi 17 mars pour accueillir la Table ronde annuelle de l’APA sur le thème des Femmes au travail qui réunissait, autour de Véronique Leroux-Hugon, modératrice, Alice Bséréni, Noémie Cadet et Edith Farine.
Les interventions étaient ponctuées de lecture de textes par Roseline Combroux venant mettre sur le devant de la scène les mots des femmes au travail elles-mêmes. Pour amorcer la réunion, Roseline Combroux lit le texte d’une déposante présente dans la salle, Lucie Saule, qui relate une journée de sa vie d’infirmière, à Toulouse dans les années 80, au moment de l’apparition du Sida. En tant que soignante, elle s’efforce de débusquer les peurs, elle tente de rendre la vie plus légère en écoutant les patients, même si elle sait que « mettre des mots n’empêche pas les maux ».
Roseline interviendra ensuite tout au long de la Table ronde, en lisant de brefs textes provenant d’une enquête effectuée par Françoise Manaranche autour du chantier naval de La Seyne-sur-Mer, fermé en 1987. Elle a demandé à des ouvrières, ou à des épouses, filles ou mères d’ouvriers, de parler de leur quotidien. Ces femmes ont été couturière, employée qui lavait à la main les bleus de travail, soudeuse, « calqueuse », nettoyeuse, secrétaire de direction-facturière, femme de ménage ensuite devenue guide au Musée Balaguier...
Enfin Roseline terminera ses lectures par un texte bouleversant de Chantal Cambronne sur son expérience de professeur chahutée par ses élèves.
Véronique Leroux-Hugon donne des informations sur le fonds de l’APA où les écrits sur le travail et sur le monde ouvrier sont très nombreux. Le groupe de Toulouse a d’ailleurs organisé en octobre 2013 un séminaire intitulé Le Je au travail (voir La Faute à Rousseau n° 65, février 2014). Puis elle présente les travaux de l’historienne Fanny Gallot qui devait être présente mais qui n’a pas pu nous rejoindre en raison d’un empêchement de dernière minute. Maître de conférence à l’Université Paris-Est-Créteil, Fanny Gallot est spécialisée dans la recherche sur les femmes, le genre, les syndicats, les luttes sociales. Après sa thèse intitulée Les ouvrières, pratiques et représentations (des années 1968 au très contemporain (2012), elle a écrit de nombreux ouvrages ou articles aux titres percutants, La crise de nerfs, De la revanche du soutien-gorge par exemple. En 2015, elle a publié En découdre - comment les ouvrières ont révolutionné le travail et la société (Éditions La Découverte), écrit à partir de ses recherches autour des ouvrières de Chantelle (usine de femmes dans le secteur de l’habillement situé en zone industrielle), de Moulinex (mixte, dans le secteur de la métallurgie, en zone rurale) ainsi que celles de Lejaby (usine de lingerie féminine), où la crise a éclaté au moment où l’auteur rédigeait sa thèse. Ces femmes ont en commun d’occuper des métiers déqualifiés : leurs compétences, l’agilité, la dextérité sont considérées comme inhérentes à leur condition féminine. En 1971, le CNPF, ancêtre du MEDEF, explique que les femmes sont dotées d’une « adaptation naturelle aux tâches répétitives et simples », elles occupent donc « naturellement » des postes tout en bas de la hiérarchie… Les ouvrières sont certes sous la domination du patriarcat et du patronat, mais elles savent aussi résister aux normes, négocier, se battre, faire bouger la situation. Leur proximité avec les produits leur donne une fierté qui incite les patrons à leur demander de les promouvoir elles-mêmes (Moulinex, Lejaby par exemple). L’auteur évoque également la dureté des conditions de travail, qui peut mener aux contestations et même à la grève, cette dernière étant parfois plus populaire que celles des hommes, car considérée comme plus légitime. Les ouvrières ne se voient pas comme féministes, car elles veulent être « des travailleurs comme les autres » : l’auteur note pourtant qu’il y a un « continuum » entre les revendications féminines et le féminisme. Les combats de ces ouvrières d’après 68 ont contribué à l’adoption de nouvelles lois entraînant une lente et profonde évolution du travail et, plus largement, de la société.

C’est ensuite Alice Bséréni qui parle de sa pratique professionnelle d’assistante sociale. Elle explique comment mai 68 a modifié la formation et le métier d’assistante sociale, devenu un métier de gestion et de partenariat avec les services administratifs, plus qu’une œuvre de « réparation sociale et psychologique ». Elle a été assistante sociale en Seine-St-Denis, dans des cités-ghettos, dans des municipalités communistes à l’époque. Puis elle a été détachée dans les secteurs de l’anti-psychiatrie et a rejoint ensuite l’Université de Vincennes, née en 1968 comme université-pilote, avec ses « mandarins » attachés à de nouvelles méthodes pédagogiques et ses étudiants atypiques de toutes provenances (adultes, femmes, migrants...). Alice a joué un rôle de « réparatrice » pour ceux qui n’ont pas eu une trajectoire normale (enseignants hors-statut, personnel administratif non intégré par exemple). L’Université de Vincennes était détestée par la droite, notamment par la ministre des Universités Alice Saunier-Seité, et a été totalement détruite en 1980. Elle a été réinstallée à la va-vite dans des locaux à St-Denis prévus pour 5000 étudiants (alors qu’il y avait 42000 inscrits !). Ce lieu n’était pas prêt à accueillir une telle université qui est donc arrivée en milieu hostile (« bouclier de haine »). Les assistantes sociales étaient identifiées aux étudiants considérés comme des « brebis galeuses ». Il était par conséquent extrêmement difficile pour elles d’exercer leur travail auprès des étudiants dont beaucoup connaissaient des situations très difficiles, notamment les nombreux étrangers pour lesquels il n’y avait pas de solution d’aide. Le travail d’Alice était donc très dur : elle a ressenti des frustrations d’ordre social et politique en ayant une position « exogène et transversale », ainsi qu’en étant contrainte à agir « dans l’ombre ». Elle se sentait davantage liée à l’Université qu’au service dont elle dépendait officiellement : elle a dû prendre le parti de fonctionner « en double registre ». Elle a eu à cœur de retracer par écrit dans un texte récemment déposé à l’APA cette trajectoire riche et passionnante, dans une époque politiquement importante : c’est une façon pour elle d’objectiver cette expérience restée dans l’ombre et l’empirisme. Pour elle cette écriture est réparatrice et mène à la résilience ; son cas individuel, cette expérience personnelle discrète et même secrète ont valeur d’exemple et sont représentatifs du projet collectif. Elle veut aussi rendre justice aux étudiants restés dans l’anonymat ou broyés par le système, leur rendre la parole qu’ils n’ont pas pu avoir.
Édith Farine et Noémie Cadet se présentent à leur tour : elles ont un projet commun de « web-série » sur des récits de vie de travailleuses qui portera le titre : "Elles font des histoires". Édith Farine pratique l’image et le son depuis 30 ans. Elle a découvert l’APA et est allée à la Grenette pour prendre connaissance du fonds. Elle a souhaité réaliser un film, Des mots pour soi et peut-être aussi pour les autres, mais s’est heurtée à la difficulté de mettre à l’écran des écrits sans les personnes, les visages et les voix. Puis elle a rencontré Noémie Cadet, étudiante en design de l’École Boulle, qui travaille sur les écritures de soi, sur la variété des modes d’expression, sur les pratiques d’artistes. Après avoir terminé son diplôme de design sur ce sujet, elle a l’idée de créer une application mobile conçue comme un petit atelier d’écriture : Di, la fabrique à dire serait une sorte de journal de jour et de nuit que chacun pourrait rédiger en se basant sur des listes de questions ou des séries de mots-clés, puis archiver ou éditer, en ayant à disposition différents parcours de relecture (par dates, par thèmes, etc.). Son idée n’est pas de proposer un formatage particulier, mais d’inviter à la pratique et de susciter la créativité. À ses yeux, il s’agirait de documents personnels, mais elle imagine qu’il serait possible de partager les di, de faire des recueils papier ou des cartes postales. Édith et Noémie souhaitent réaliser un projet « transmedia », type web-série avec des textes tirés des fonds de l’APA, sélectionnés par Véronique Leroux-Hugon et mis en ondes avec le Théâtre National de Strasbourg. Il ne s’agit pas de livrer un jugement littéraire ou artistique, mais de présenter des témoignages « bruts », ordinaires, en prise avec le réel. Mais il faut trouver la manière et les budgets ! Édith cite les noms de deux sociétés qui ont une grande expérience dans ces domaines, Upian (documentaires et interfaces) et Tënk (documentaire d’auteur). Mais ces plateformes ont besoin d’obtenir de nombreux abonnés pour être reconnues. A suivre donc…
Une brève discussion s’engage ensuite. Pour donner un autre témoignage, Monique Bauer lit un extrait de l’ouvrage Filles de mai : 68 mon Mai à moi, mémoires de femmes, récemment réédité. Dans cet abécédaire, à la lettre P = Patron, une infirmière relate la visite du professeur dans les chambres de patients, et décrit son attitude hallucinante au bloc opératoire. Elle met ainsi l’accent sur l’autorité absolue du patron et la hiérarchie pesante, bourgeoise et conservatrice, du milieu médical. Des échanges ont lieu autour des projets d’Édith Farine et de Noémie Cadet puis la table ronde se clôt en parlant de la possibilité d’un Cahier de l’APA sur les Femmes au travail.

Photo de g. à d. : Noémie Cadet, Édith Farine, Véronique Leroux-Hugon, Alice Bséréni et Roseline Combroux .  
Compte rendu fait par Chantal de Schoulepnikoff