La table ronde 2014 réunit à l'ENS Pierre dit l'Idéaliste, Christine Genin, Bernard Massip, Christophe Grossi.
Bernard Massip introduit le sujet sous forme de questionnement : Qu’est-ce qui a changé avec l’avènement d’Internet et des nouveaux outils de communication numériques ? Ces technologies sont-elles en train de changer notre identité ? Homo faber, devenu homo numericus, aura-t-il la même mémoire, les mêmes modèles, les mêmes projets ? L’identité narrative, fondée sur le récit, s’effacera-t-elle devant l’identité numérique, fondée sur le dialogue ? Et comment évolue le récit de soi dans ce nouveau contexte ?
Pour tenter de répondre à cette problématique complexe, l’APA avait convié quatre intervenants, dont deux faisaient part surtout de leur expérience personnelle, les deux autres abordant une réflexion plus théorique sur le concept d’identité numérique et l’exercice de sa mémoire.
Pierre, dit l’Idéaliste, diariste en ligne (avec son journal Alter et Ego et le blog qui l’accompagne) et membre de l’APA, est déjà un vieux routier du monde numérique où il est présent depuis l’an 2000. « Quand j’ai vu le sujet de la table ronde, je me suis dit tout de suite, Ego numericus c’est moi ! » s’exclame-t-il. Mais entre ego, je et moi, l’identité s’avère fluctuante… et dans le numérique, on ne s’affranchit pas pour autant de cette incertitude. Il y a d’abord l’aspect narcissique de l’ego : parler de soi est généralement mal vu ; mais dans le monde numérique, on procède à une exposition continuelle de soi avec en parallèle une évaluation de sa propre popularité. La représentation de soi comprend plusieurs strates : ce qu’on croit être, ce qu’on voudrait être, ce qu’on voudrait faire croire aux autres qu’on est… Numérique ou non, l’ego reste sensible, vulnérable, assoiffé de reconnaissance. Cette exposition constante ne serait-elle pas l’expression d’un doute global ? Pierre examine ensuite le lien avec sa pratique de diariste et les étapes successives d’exposition de son moi intime au public. « Mon ego numérique a fini par influencer ma personnalité réelle et mon rapport aux autres », estime-t-il. Il a constaté son ouverture à un cercle élargi et diversifié. Le blog est l’expression d’un ego socialisé, beaucoup plus axé sur la communication. Le moi numérique différent du réel amène un véritable « travail de construction identitaire ». La fonction d’apposition de commentaires sur les blogs est rassurante : « on me répond donc j’existe », « il y a toujours quelqu’un pour réagir et me renvoyer une image de moi ». Même si cette exposition comporte des risques et qu’il est nécessaire au blogueur de renforcer sa capacité de résistance par rapport à d’éventuelles attaques. Cela dit, des barrières subsistent : pour Pierre, « l’intime vrai reste largement secret ». « Je n’écris que ce qui est dicible », avoue-t-il. Il déclare ne pas vouloir aller plus loin dans de nouvelles formes de socialisation, telles que proposées par les réseaux sociaux : trop superficielles, trop dépendantes du flux continuel d’information. Pour lui, l’objectif essentiel reste « un relationnel direct et approfondi ».
Christophe Grossi est animateur du site de librairie numérique e-pagine, libraire et écrivain. Pour se définir, il invente un néologisme comme dénominateur commun : le « lirécrire »… Christophe a d’abord exercé le métier de libraire en magasin traditionnel, ce qui lui permet de faire la comparaison : « Ce que le numérique a changé pour moi : je ne parle plus ! Tout passe par l’écrit et le visuel. » Le libraire, en tant que personne physique, était un « je » reconnaissable, que l’acheteur de livres rencontrait à un moment donné, en un lieu dédié à cette activité. Avec la librairie numérique, tout cela est devenu indéfini ; les traces de l’être humain sont moins visibles. L’« ici et maintenant » du libraire virtuel n’est pas le même que celui de l’acheteur en ligne, qui peut se trouver à l’autre bout du monde, dans un autre fuseau horaire… Rédigeant des présentations de livres pour le site d’e-pagine, Christophe se demande ainsi s’il est encore libraire ou s’il n’est pas devenu plutôt « une sorte d’animateur ». Paradoxalement, la présence sur les réseaux sociaux a été pour lui une implication récente (pas avant 2009). En deux ans il s’est inscrit sur Facebook, Twitter, Instagram, etc., avec chaque fois deux comptes : un professionnel et un personnel. « J’y ai été amené par une démarche professionnelle, puis cela m’a encouragé à une expression personnelle. » Résultat, une impression de « double identité », même si c’est la même personne qui est toujours devant l’écran… Pour terminer, Christophe nous lit un beau texte, intitulé Peaux retournées, qu’il a publié en 2012 dans le cadre des « Vases communicants » (le premier vendredi de chaque mois, le blogueur participant écrit sur le blog d’un autre, et réciproquement). Voir ce texte ici
Dominique Cardon , sociologue, chercheur à la Fondation Orange Labs, étudie les formes d’énonciation personnelle développées sur Internet et les résultats de la massification de leur usage. Il rappelle d’abord une dynamique profonde, « l’effet libérateur d’Internet sur les subjectivités », sa facilité d’accès : potentiellement n’importe qui peut s’y exprimer, sans passer par le filtre des « gardiens » (journalistes, éditeurs, libraires…) De ce fait, « les gens se mettent à dire JE ». (Même si la visibilité réelle de leur discours est une autre question, car le réseau produit et reproduit différences, inégalités, exclusions…) Mais ces énonciations sont-elles vraiment publiques ? Il y a en fait « toute une série de destinataires implicites ou explicites ». La subjectivation constitue « une voie qui désinhibe la parole publique », à la différence de la distanciation opérée dans les formes traditionnelles d’expression, notamment du journalisme. Cette tendance se trouve renforcée dans les réseaux sociaux où les participants « ne s’adressent pas à un public indifférencié, mais à des communautés de gens qui se connaissent entre eux » et qui y pratiquent une exposition de soi théâtralisée. Le Web représente « un territoire où on peut rassembler des gens qui ont les mêmes centres d’intérêt ». Au départ, Internet était surtout un univers de textes (reliés entre eux par des liens hypertextes) séparant la personne de son énonciation. Aujourd’hui par l’effet des réseaux sociaux, l’identité numérique devient elle-même un élément du Web. « Cela construit mon identité numérique qui communique aux autres ce que je dis de moi-même, mais aussi ce que je signale » (notamment par des like). Il en résulte une transformation de l’individualisme contemporain : désormais « la distanciation est à l’intérieur du sujet qui s’auto-regarde agissant » Il s’agit d’un processus de rationalisation par économie de la reconnaissance (don et contre-don : je te dis que tu es formidable, tu me réponds que je suis formidable), un phénomène d’« hétéro-détermination » où l’individu est sensible (jusqu’à l’excès) aux effets produits sur les autres. Mais Dominique Cardon ne croit pas à la différence entre moi réel et virtuel, du fait de leur interpénétration constante.
Christine Genin est chargée de la littérature française contemporaine et du dépôt légal du Web pour la littérature et l’art à la BnF. A ce titre, elle s’intéresse particulièrement à l’aspect « mémoire » des activités d’ego numericus, ce qui concerne une vingtaine d’années. Après les précurseurs des années 90, le début des années 2000 a vu une explosion des créations de blogs et de leur interactivité avec la possibilité des commentaires. Il en existe aujourd’hui en France un corpus d’environ 20 millions (mais pas tous d’expression personnelle). Le blog n’est pas un objet complètement nouveau, car il « hérite de formes ancrées dans la tradition », se situant dans le prolongement du journal intime, des lettres, des carnets de notes. La mémoire de soi fait partie intégrante de la pratique du blogueur, la mémoire « extime » (citations et images récupérées ailleurs sur le Web) aussi. On a pu dire ainsi que les blogs constituaient une « mémoire collective de l’humanité ». Mais leur conservation est-elle assurée ? On constate que ce sont des objets fragiles ; ils disparaissent facilement, notamment en cas de décès du blogueur… C’est pourquoi la BnF a mis en place, dans le cadre du « dépôt légal du Web » et en complément de ses collectes larges, une collecte ciblée spécifique archivant en profondeur à ce jour 1047 sites et blogs personnels : il s’agit bien sûr d’une archive qui ne prétend pas à l’exhaustivité. Les services de la BnF travaillent aussi en coopération dans une structure internationale, l’IIPC (International Internet Preservation Consortium) qu’ils ont lancée en 2003 et qui comprend aujourd’hui 48 institutions de 25 pays. Voir le site de l’IIPC Qu’en sera-t-il à l’avenir et quels changements seront induits par l’écriture numérique, par le processus de lecture/écriture sur écran ? Le cerveau humain s’est avéré capable d’évoluer en permanence (c’est sa fonction de plasticité) ; évolution ne signifie pas forcément dénaturation. L’éparpillement de la mémoire numérique, les traces qu’on laisse partout désormais, ont suscité chez certains le désir – ou la crainte – d’une intelligence artificielle qui serait supérieure à celle de l’homme. Ces thèmes sont fréquemment traités par des romans de science-fiction. Mais Christine Genin nous oriente aussi vers la lecture de philosophes comme Stéphane Vial, qui développe dans L’être et l’écran la notion d’« ontophanie numérique » (la manière dont les êtres apparaissent via des interfaces, qu’ils soient réels, comme lors de vidéoconférences, ou simulés, comme avec les avatars de jeu vidéo) ; ou encore Milad Doueihi, auteur de Pour un humanisme numérique.
Compte rendu par Elizabeth Legros-Chapuis
Photo : De g. à dr. : Pierre, Christine Genin, Bernard Massip, Christophe Grossi