Samedi 1er décembre 2012, l’APA organisait, dans la belle salle des Actes de l’ENS rue d’Ulm, une Table ronde publique autour des textes du fonds de l’Association concernant le Maghreb. L’APA avait publié en 2010 le Cahier n° 47 sur le sujet mais depuis nous avons reçu de nouveaux textes, certains de ces dépôts sont devenus des livres publiés et, de plus, le 50e anniversaire de l’indépendance algérienne incitait à faire le point.
Une soixantaine de personnes ont assisté à cette rencontre, animée par Véronique Leroux-Hugon et Claudine Krishnan, passionnante de bout en bout, très variée dans ses approches et comportant des témoignages lumineux, parfois bouleversants. Les interventions de chaque participant étaient précédées de la lecture de courts extraits de leur texte, ce qui rendait la table ronde plus vivante et permettait aux auditeurs d’apprécier la tonalité et le parfum spécifique de chacun des textes.
Anne-Marie Sirrochi-Fournier a évoqué son enfance tunisienne dans les années 1950-1960, telle qu’elle l’a présentée dans son texte 50 rue Caton une enfance tunisienne, déposé à l’APA et désormais publié aux éditions Kirographaires. C’est une évocation très vivante d’une enfance heureuse dans un milieu cosmopolite où se mêlaient langues et religions et de la nostalgie que l’auteure en a gardée. La discussion avec la salle a montré combien les expériences de ces enfances maghrébines d’avant les indépendances pouvaient être différentes, certains insistant plus sur les ressentis d’ouverture et de tolérance entre communautés, d’autres sur la prévalence néanmoins de la communauté propre à chacun.
Gérard Kihn, auteur d’Algérie, Le Sang des autres, également déposé à l’APA et publié désormais aux éditions Empreintes, engagé volontaire dans une unité de parachutistes prend progressivement conscience de la sale guerre dans laquelle il est entraîné, des pratiques de torture qui s’y déroulent, il quitte l’armée dégoûté en 1959 mais reste en Algérie quelque temps encore, travaillant dans l’exploitation pétrolière, désespéré de constater la spirale des violences cruelles et gratuites frappant des innocents des deux camps. C’est un homme profondément et durablement blessé qui est sorti de cette expérience. Ce témoignage à la fois très dur mais mesuré et pudique dans son expression était particulièrement émouvant. Gérard Kihn a montré comment l’écriture avait contribué à l’aider à sortir du traumatisme.

L’intervenante suivante, Corinne Chaput-Le Bars, lui faisait totalement écho. Elle vient de soutenir une thèse sur les effets de raccommodement produits par l’écriture du récit de situations extrêmes qu’elle a appuyée sur l’étude de quatre récits d’appelés pendant la guerre d’Algérie, complété par des entretiens approfondis, l’un étant celui de son propre père et deux autres étant des textes qu’elle a trouvés à l’APA. C’est le silence qu’avait longtemps gardé son père, sa difficulté à entreprendre ce travail et les apaisements qu’il en a tirés qui ont donné à C. Chaput-Le Bars son sujet de thèse. Le concept de raccommodement qu’elle a développé est une forme particulière de résilience lorsque l’essentiel du traumatisme du sujet provient d’une violente dégradation de son estime de soi, ce qui était le cas pour ces appelés ordinaires amenés à accomplir des actes odieux. Une discussion intéressante a suivi évoquant les effets familiaux d’un tel travail, dans son propre rapport à son père comme au sein de sa fratrie.

Enfin le sociologue Malik Allam a évoqué sa vie entre deux rives. Né en Algérie où il a vécu ses premières années juste après l’indépendance, il l’a quitté clandestinement avec ses sœurs et sa mère française après le décès de son père algérien. Il a évoqué son père et cette enfance dans un pays qu’il ne croyait pas revoir dans un texte personnel Écrire-mourir déposé à l’APA, qui est aussi journal des recherches qui ont abouti à son livre Journaux intimes : une sociologie de l’écriture personnelle publié en 1996. Il a évoqué pour nous le voyage qu’il a finalement effectué en Algérie en 2005 avec sa femme et ses propres enfants, les effets que cela a eus sur lui et l’envie que cela lui a donnée de revenir peut-être à une écriture autobiographique abandonnée depuis longtemps.
Il était passionnant de voir comment s’articulaient chez tous ces intervenants parcours de vie, parcours d’écriture et parcours professionnel ou de recherche. Cela montrait bien aussi comment de premières écritures déposées à l’APA peuvent être des déclencheurs parfois de bien autre chose pour les auteurs eux-mêmes ou pour d’autres qui se penchent sur leur travaux, confirmant ainsi la pertinence du travail mené par l’Association. Plusieurs personnes aussi ont évoqué au cours de la discussion des écritures amorcées ou en projet soit sur leur propre jeunesse au Maghreb, soit sur leurs souvenirs d’appelés et il est à souhaiter que les échanges de cette journée contribuent à délier leur plume.

Compte rendu établi par Bernard Massip