Note de lecture par Claudine Krishnan
Comme il est étrange, voire incompréhensible, qu’à notre époque d’ « inépuisable violence » les termes de « pacifisme » ou de « non-violence » aient un parfum de passé révolu, renvoient à des années pas si lointaines pendant lesquelles ces mots avaient un sens, portaient un idéal, incarnaient des luttes héroïques, remportaient des victoires grâce au courage inouï de femmes et d’hommes qui avaient l’espoir d’enfin rompre avec une histoire de l’humanité entachée de toutes les formes de violence !
Ce que Orazio Maria Valastro nous rappelle et réaffirme, « avec un cœur imprescriptible », dans son livre qui « n’est pas un journal intime », mais « une sorte d’autobiographie diaristique, écrite presque d’un seul souffle, le récit d’une expérience qui a marqué mon existence », c’est qu’au-delà des délais de prescription, il y a « le droit de se soustraire à l’expérience militaire et aux guerres… un droit humain universel ».
Qui a semé les graines de la rébellion chez cet enfant heureux né à Catane, au pied d’un volcan aussi dangereux par ses éruptions que riche en mythes fondateurs, dans une famille unie qui vit modestement, « dans un confort digne », avec des parents qui élèvent leurs enfants dans la confiance et pour l’indépendance ? Il a pour héros Pinocchio dont il écoute et réécoute l’histoire enregistrée sur un disque, fasciné par les aventures de la célèbre marionnette. Dans sa jeunesse, il est tenté par l’anarchisme. Ce « journal », qui échappe à tous les genres, pourrait être qualifié d’essai autobiographique poétique. En quatre chapitres, chaque chapitre étant lui-même divisé en quatre parties, l’auteur ne déroule pas un fil chronologique, il revient par vagues successives à une rupture, non seulement assumée, mais revendiquée, exaltée, reconnue comme matrice de toute sa vie : « Je suis un adulte soigné et élevé par un jeune déserteur. » Comment devient-on « déserteur à vie » ?
En 1981, Orazio Valastro perd son père qui, à l’âge de 44 ans, meurt brutalement d’un cancer. Quelques mois plus tard, il est incorporé pour accomplir son service militaire, encore obligatoire en Italie à cette époque. S’ensuivent cinq longues années d’épreuves : il déserte, est arrêté, condamné, incarcéré dans plusieurs prisons militaires, à Palerme et à Rome. Ce n’est qu’en 1987, après un dernier séjour dans une prison civile de Catane, qu’il est enfin « réformé », considéré comme un « sociopathe » inapte au service militaire. « Un déserteur, qui refuse avec obstination d’accomplir son devoir de soldat en temps de paix, sera un déserteur à vie. Le destin qui m’attendait ne parvenait pas à briser une résistance active contre l’institution militaire, l’abrutissement de la personne, les horreurs et les folies des guerres. » Pendant ces années, il est accompagné par le livre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, sauvé par « l’enchantement de la lecture ». Malgré le soutien sans faille de sa mère et de sa famille, malgré les liens noués avec quelques compagnons d’infortune, il fait l’expérience d’une solitude radicale, « miroir de notre misère ». Il connaît aussi l’exil pendant ces années noires, il part en France, vit à Lyon où une tragédie l’anéantit, la mort de son fils Emiliano quelques semaines après sa naissance. Une fois « libéré » des obligations militaires, il veut rattraper le temps perdu pour les études, reprend un cursus au lycée, obtient un diplôme de « Maturité scientifique ». Après une maîtrise de sociologie à la Sorbonne en 1996, ce sera un doctorat en sociologie à l’université Paul Valéry de Montpellier, en 2011. Il poursuit une carrière en sciences humaines et sociales, en fondant des associations et en dirigeant des publications. Il crée « Les Étoiles dans la poche », « Les Ateliers de l’imaginaire autobiographique », « Thrinakia », un prix international d’écritures autobiographiques, biographiques et poétiques, dédiées à la Sicile.
Dans ce livre autobiographique, il est frappant que soient toujours associés « le soi et les autres » ; le personnel et le collectif sont toujours solidaires. L’auteur dialogue : avec son grand-père dont la médaille rapportée de la Première Guerre mondiale lui a été donnée par sa mère, avec l’ami Louis, ce prêtre qui a su tendre la main aux heures les plus sombres, avec Antonino, son jeune frère, lui aussi broyé par le système. Et chaque partie du livre est introduite par quelques vers libres écrits pour son fils par sa mère, Maria Gemma Bonnano. Par exemple, en introduction aux « Larmes de mouette » : « Il cache des mots vrais/ le langage de la poésie / transformant la vie / en un dialogue mystérieux / comprendre et pressentir / un sens différent / pour perdre le son / tout en disant le vrai / la certitude est pierre / elle s’habille de blanc / on écoute la mouette / au-dessus d’une mer de paroles / l’étreinte du son / le désir des mains / des larmes et des joies / enlacées dans l’air. » Le « silence tourmenté » de la mère lors de ses visites à son fils en prison s’est transformé en envolées poétiques. Déserter et repoétiser le monde. « Je me suis opposé avec énergie et passion à la cruauté du monde et à sa dépoétisation. »
Dans sa préface, Martin Guevara Duarte salue « un mémorandum à l’humanité ». Au-delà de son histoire, l’auteur tente de réconcilier l’autobiographique et l’imaginaire, la dissidence individuelle et l’engagement à dimensions politique, éthique et esthétique, dans l’espoir d’un monde délivré des « bouffons » qui imposent la terreur. Lui qui aime les ponts, il a « la vocation de la rencontre ». Pourquoi écrire, pourquoi encourager les autres à écrire, pourquoi créer une association, sœur sicilienne de l’APA ? « Nous partageons nos histoires parce qu’elles nous font nous sentir vivants. »