La Table ronde du 15 mars 2008, animée par Véronique Leroux-Hugon, sur le thème Lire la vie des autres » a réuni les intervenants suivants : Christiane Jeannette qui a évoqué sa lecture des textes déposés à l’APA en tant que rédactrice d’écho de lecture ; Anne Claire Rebreyend qui a évoqué sa lecture de notre fonds, en tant que chercheuse, dans le cadre de la rédaction de sa thèse : Pour une histoire de l’intime. Sexualités et sentiments amoureux en France entre 1920 et 1975 ; Evelyne Bloch-Dano a évoqué ses lectures de vie du point de vue de la biographe et des rapports que celle-ci entretient avec l’autobiographie : « la biographie est l’art d’être l’autre que je suis » ; Françoise Simonet Tenant a évoqué les lectures différentes qu’induisent des formes différentes du récit de soi (récit, journal, correspondance).
Nous avons choisi de reprendre ici pour évoquer cette table ronde de larges extraits de l’intervention de Christiane Jeannette : "Lire la vie des autres à l’APA".
Un texte déposé à l’APA est un texte fragile, déjà dans son aspect matériel, tapuscrit – ou manuscrit – avec une couverture cartonnée un peu artisanale. Il n’est pas protégé par une couverture portant le nom d’un auteur connu, ni celui d’un éditeur, ni par un agent littéraire, ni par un libraire. Il est en dehors du circuit commercial, il est sur le terrain relationnel, je dirais celui du cadeau. Il sera, sauf imprévu, lu par un petit nombre de personnes, alors qu’il me semble qu’un auteur écrit toujours pour être lu.
Il m’a été confié par l’Association, je l’ai choisi (un peu) dans le paquet envoyé à mon groupe par La Grenette et je vais en être un des rares lecteurs. Il m’est donc adressé d’une certaine façon, et je vais en plus en tirer un écho. Et là, je pense à la dédicace du tome 7 des aventures de Harry Potter, qui m’a tant plu. « La dédicace de ce livre, écrit l’auteur, est partagée en sept : pour Jessica, pour Nei, pour… », elle ajoutait quatre noms. Et elle terminait ainsi : « et pour vous, si vous avez suivi Harry Potter jusqu’à la toute fin ». Cela m’avait fait plaisir, je m’étais dit : c’est donc pour moi ! À plus forte raison suis-je la destinataire privilégiée, et donc amicale, d’un texte APA que je vais rencontrer et échoter. J’en suis responsable devant l’auteur et l’Association à qui il en a fait le dépôt. Pour ce qui est de l’écho, nous avons tous, un jour ou l’autre, été déçus du « retour » fait à l’un de nos textes, quand le lecteur dit juste : « oui, c’est bien, très bien, pas mal… » L’auteur d’un texte APA attache une extrême importance à nos échos. Et donc, ce cadeau fragile, je le lis comment ? J’y cherche quoi ? J’ai envie de dire que tout livre, pour moi, renferme dans ses pages un mystère, un secret à déchiffrer, une question : c’est l’enjeu du texte. Cette impression doit remonter à mon enfance quand la famille me disait : « tu es trop petite pour lire cela, tu le liras plus tard ». Dans un roman policier, le secret du texte est clair, dans Harry Potter aussi. Dans un grand roman, c’est moins évident, mais la question est intéressante : quel est le secret d’Anna Karénine ? Et dans un texte autobiographique ? Est-ce la petite mélodie particulière à chaque auteur ? Sûrement, mais davantage, quelque chose en plus. Vous vous souvenez du Pavillon des cancéreux, de Soljenytsine : l’un des héros, le dignitaire du parti, qui est indigné que la maladie ait osé s’attaquer à lui, trouve dans une brochure la question suivante : Qu’est ce qui fait vivre les hommes ? Il la pose à tout le monde et elle court à travers le roman. C’est, je pense, la question centrale d’une autobiographie, à laquelle chaque auteur répond à sa manière, qu’il s’agisse d’une circonstance particulière de sa vie, ou de toute sa vie. – Qu’est-ce qui fait vivre cette fille de 24 ans, Fanfan, qui raconte d’innombrables tentatives de suicide, qui dit en somme comment elle les a ratées ? – Qu’est-ce qui fait vivre ce monsieur de 91 ans, ancien fonctionnaire international, qui a parcouru le monde, été à la pêche sous toutes les latitudes, et qui déclare, dans le tome III de ses Mémoires, qu’il espère atteindre l’âge de 100 ans ? Qu’est-ce qui fait vivre les hommes ? Les autobiographes ne formulent pas la question ainsi, elle les effraierait, ils n’y répondent pas clairement non plus, cela demeure de l’ordre du secret, mais ils donnent leur manière à eux de la vivre. Elle est au cœur de leur démarche.
Quand un récit de vie en reste à l’aspect documentaire, qu’il fait par exemple une relation de voyage pittoresque, avec des chameaux et des dunes de sable, je m’ennuie. Mais quand il parle du métier de vivre, tel que son auteur l’exerce, sans idées abstraites, sans science, sans philosophie, sans pathos, ou bien avec pathos, cela m’intéresse vivement, car il est question de moi autant que de lui.
Moi aussi, je me pose cette question : qu’est-ce qui me fait vivre ? Et là, c’est à Doris Lessing, dans la préface au Carnet d’or, ce texte où elle règle leur compte aux critiques qui bavardent sur les livres sans essayer de les comprendre, que je donne la parole : « Écrire sur soi-même, c’est écrire sur les autres, puisque vos problèmes, vos souffrances, vos plaisirs, vos émotions, – et vos idées extraordinaires et remarquables – ne peuvent pas n’appartenir qu’à vous ». Lorsqu’un auteur, au soir de sa vie, et surtout s’il fait partie des « gens simples », comme on dit, la regarde, cette vie ordinaire, cette vie minuscule, et entreprend de raconter cette aventure comme il ne l’a jamais fait avant, je suis très touchée, il me fait un cadeau de grand prix. Le texte me rencontre et me parle, même s’il s’agit de quelqu’un de très différent de moi, ou de circonstances tout à fait autres que celles que je connais. J’ai l’impression d’un « autre-moi » et pas du tout d’un « moi étranger ».
À ce moment, la question de « l’écho en sympathie » (je ne parle pas là bien sûr de la technique de l’écho, pour laquelle nous avons maintenant des feuilles de route excellentes), mais de celle de la sympathie, cette question se résout toute seule : j’ai de la sympathie pour les récits de vie des autres, car j’en ai pour ma propre vie. Et donc, si le texte est mon cadeau, l’écho est le petit cadeau que je fais en retour, et il devrait tenter d’exprimer un « je vous ai compris », comme disait l’autre.
Vous retrouverez l’ensemble de l’article de Christiane Jeannette ainsi que ceux des autres participants à la Table Ronde dans le dossier Lire la vie des autres du n° 48 de La Faute à Rousseau