Note de lecture par Christian Lejosne
Clémentine Mélois, Alors c'est bien, L'Arbalète Gallimard, 2024, 203 p.
La vie en bleu
« Il faut que je raconte cette histoire tant qu'il me reste de la peinture bleue sur les mains. Elle finira par disparaître, et j'ai peur que les souvenirs s'en aillent avec elle, comme un rêve qui s'échappe au réveil et qu'on ne peut retenir. » Ainsi commence Alors c'est bien, récit de Clémentine Mélois qui dresse un tombeau littéraire à son père, l'excentrique sculpteur Bernard Mélois. « Avec ce bleu, j'ai peint le cercueil de Papa », continue-t-elle. Le lecteur prend alors conscience que ce livre autobiographique n'a pas fini de l'étonner.
Clémentine Mélois est une écrivaine et plasticienne, membre de l'Oulipo, ça se sent dans son écriture : on y trouve des inventaires à la Perec et une construction du livre faite de bric et de broc (que ne renierait pas son père). Bernard Mélois fut un sculpteur spécialisé dans la soudure de pièces de métal, découpées dans des objets en tôle émaillée récupérés dans les décharges : brocs, bassines, couvercles de seaux hygiéniques, faitouts et casseroles, tous ces objets d'avant la société d'abondance, qu'il assemblait malicieusement en sculptures gigantesques prenant des formes humaine ou animale. « Je suis un bricoleur de l'inutile », se définissait-il avec son emphase habituelle.
A travers des chapitres courts, elle tresse quatre types de récits biographiques. Il y a d'abord le récit chronologique des dernières semaines de Bernard Mélois (atteint d'un cancer, il mourut à l'âge de 84 ans, en juin 2023), lorsque sa femme et leurs trois filles s'activent à lui préparer une cérémonie de pharaon, tout en l'accompagnant avec douceur et franchise. « J'ai eu une belle vie, et je vais avoir une belle mort. Je n'ai aucune appréhension de la mort, tu sais. La seule chose qui m'inquiète, c'est que vous soyez tristes. Mais on a toujours du chagrin, quand quelqu'un meurt... c'est la vie. », dira Bernard à sa fille quelques jours avant de mourir.
On y lit également un récit non chronologique de la vie du sculpteur, surtout des faits ancrés dans la vie quotidienne. Notamment l'amour qu'il éprouva pour sa femme Michèle qui allait travailler à l'extérieur pour lui permettre de créer dans son atelier capharnaüm : « Michèle, my shell. Elle est ma coquille, elle me protège.» Clémentine Mélois intègre également les souvenirs qui lui remontent en mémoire après la mort de son père. Enfin, elle sème, tout au long du texte, des extraits des carnets tenus par Bernard durant sa vie, carnets que Clémentine a reçus de sa mère après le décès de Bernard : « Bernard a dit que c'était pour toi ». « Le Bernard Mélois que je connaissais (…) parlait en fait très peu. Il évitait les grandes discussions, n'expliquait rien et ne théorisait pas davantage. Dans ces cahiers, d'un coup, il se mettait à parler. »
« Quiconque a un jour observé une croûte de fromage au microscope ne peut se leurrer sur la vacuité de nos existences. En regardant à travers la lunette, on voit des acariens (appelés « artisons ») vaquer à leurs occupations. On ne sait quelles pensées s'agitent derrière leurs yeux noirs, ni vers quel rendez-vous ils se hâtent. On ignore s'ils ont des joies, des peurs ou des souvenirs. Mais en les regardant, on comprend que nous sommes, comme eux, des insectes insignifiants, voués à la mort et à l'oubli, perdus dans l'infinité de l'Univers sans cesse en expansion. Pour ne pas y penser, l'humain est obligé de faire diversion », songe Clémentine Mélois. Pourtant, les jours précédant sa mort, Bernard Mélois semble les vivre pleinement, en conscience, sans fuite ni déni. Le récit s'achève d'ailleurs sur l'ultime conversation entre Bernard et Clémentine. Elle donnera son titre au livre :
• Je suis mort, là ?
• Non, pas encore Papa, mais c'est pour bientôt. Tu vas t'endormir, et tu ne te réveilleras pas.
• Alors c'est bien.
Oui ! C'est bien ! Et ça fait un bien fou de lire ce récit de transmission, de loufoquerie et de joie partagées.